Comment la psychanalyse du système familial permet de débusquer de lointains secrets et s’affranchir de blocages
L’idée que les traumatismes, non-dits ou conflits d’une famille pouvaient se transmettre à la génération suivante était, au départ, controversée. Pourtant, blocages, accidents, échecs professionnels ou affectifs… toutes ces « crises de passage » exprimées soit par un « j’en ai marre » soit par un « les choses se répètent » poussent les individus à enclencher un processus de recherches psychogénéalogiques. Aussi contestée qu’ambitieuse, cette discipline propose de guérir nos blessures en cherchant leurs origines dans la vie de nos aïeux, avec, à la clé, la possibilité de découvertes stupéfiantes.
Marie, 49 ans, est infirmière anesthésiste. Après une initiation au reiki*, une problématique du côté la mère a surgi. « Je ne pouvais pas en parler sans verser des larmes, cela me bouleversait », dit-elle. Elle retracera l’histoire des femmes de sa lignée. Un mois plus tard, un matin pluvieux d’octobre, elle découvrira sur le site des pupilles de la nation que sa grand-mère avait été abandonnée. Elle était la cadette. Les deux autres enfants, une sœur aînée et un petit frère, avaient été reconnus par le père, mais pas elle. Pourquoi ? Marie s’engage dans une quête pour mettre à jour les secrets de sa famille.

À la recherche de nos ancêtres et de leur histoire…
Le parcours du combattant
Marie a été suivie par Claire Denizet, psychothérapeute qui lui a demandé de faire son « génosociogramme ».Cet arbre reprend les grandes dates, les noms et événements marquants des ancêtres. Dans cet arbre figure une personne qui l’interpelle plus que les autres : l’arrière-grand-mère maternelle. Elle ressentit un énorme chagrin, alors qu’elle ne l’avait pas connue. Un vrai parcours du combattant : elle commence par questionner une de ses tantes pour obtenir les noms et départements de naissance, afin de se procurer les actes d’état civil de la famille. Après la découverte de l’abandon de l’arrière-grand-mère à l’Assistance publique, elle fouilla dans le registre militaire sur Geneanet.org. Celui-ci prouvait que le mari légitime était parti à la guerre au moment de la conception de l’enfant. Cela permettait de comprendre pourquoi l’enfant avait été abandonnée.
« J’ai toujours eu un problème avec l’autorité. Moi, quand on me donne un ordre, ça part en vrille ! J’ai compris d’où ça venait », nous explique Marie. C’était son arrière-grand-père l’homme autoritaire qui a dit à sa femme : « Cette enfant n’est pas de moi, tu l’abandonnes ! » « Les choses se répètent dans ma famille : des pères absents, inconnus, et des enfants non élevés par leur mère. Mon ex-mari m’a d’ailleurs empêchée de voir les miens pendant deux ans en 2013. » Elle ajoute : « C’est un mythe, « LA » découverte qui va tout relâcher ! C’est rarement un truc mais plusieurs que l’on va découvrir. »

Des recherches en mode « enquête »
Comme Marie, ils sont nombreux à s’intéresser à leurs racines. Selon le sondage OpinionWay de mars 2015, la généalogie est très populaire en France et intéresse 9 français sur 10. L’objectif est de se plonger dans l’histoire familiale pour se relier à ceux qui nous ont précédés. « Cela permet de digérer ce que nos aïeux n’ont pas pu faire eux-mêmes et de retrouver du libre arbitre », selon Florence Deguen, ancienne journaliste au Parisien, spécialiste des enquêtes sur la famille, devenue psychogénéalogue. Ce processus nécessite du temps pour mener une vraie investigation afin de se libérer de ce qu’on porte en soi sans trop savoir pourquoi.
Depuis 2007, les départements français ont mis en ligne leurs archives. De plus, pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, toutes les fiches matricules ont été publiées dans les archives militaires : une aubaine pour le public qui n’a plus besoin de fouiller dans la poussière et qui trouve tout sur le net. Marie confirme que ses recherches ont été faciles, comme si elle était guidée.
Il faut être prêt à le faire car la peur, comme celle d’ouvrir une boîte de Pandore, est présente quand on entame cette psychanalyse. L’accompagnement du psychogénéalogue est primordial, car il aura le recul nécessaire pour soulever les anomalies dans les récits d’enfance et aller voir ce qu’il y a dans « l’angle mort du rétroviseur de la famille », pour reprendre les mots de Florence Deguen. D’où l’importance de vérifier les informations, de recouper les faits et les dates, car les légendes sont nombreuses.

De 1980 à nos jours
La psychogénéalogie est apparue en 1980 en France. Sa fondatrice est Anne Ancelin Schützenberger. Psychologue et chercheuse mondialement connue (diplôme de l’institut Moreno à New York), elle a démontré l’influence que pouvaient avoir les secrets de famille sur nos vies. Dans son livre paru en 1988 et devenu best-seller Aïe, mes aïeux ! Elle utilise l’image d’une « patate chaude » pour illustrer le lourd traumatisme que certaines générations délèguent à la génération suivante. Elle précise que chaque lignée connaît, au moins, un événement traumatisant. Il en découle des secrets, des deuils non faits et des tragédies non verbalisées, d’après Isabelle Nail-Arrouy psychologue à Dax, autrice d’ouvrages sur le sujet**, qui a accompagné durant quinze ans ses patients dans l’exploration de leur arbre généalogique. « Une collaboration se développe avec les psychologues et les ostéopathes qui nous adressent des patients, confie-t-elle. C’est un travail de deuxième intention pour des personnes qui ont déjà fait une thérapie, un travail sur soi, et ont balayé le présent. » « Quelque chose de l’ordre du ”c’est plus fort que moi ” persiste, et il n’y a rien de plus fort que le système de famille » assure Florence Deguen.

À voir: Reportage émission France 2 « Nos mémoires secrètes ».
Voyage en psychogénéalogie – émission Infrarouge – Juin 2014 – Production Cineteve & France 2
Interview d’Anne Ancelin et 4 témoignages de parcours en psychogénéalogie.
Il faut compter trois ans de formation pour devenir psychogénéalogue, et plusieurs écoles permettent d’y accéder. Les plus connues sont l’École de psychologues praticiens, Le Jardin d’idées et Généapsy en Île-de-France. Fondatrice de Généapsy, Simone Cordier vient de créer, en février dernier, un cursus en généalogie à l’université de Nîmes intégrant un enseignement en psychogénéalogie.
Exemples de répétitions et syndrome d’anniversaire
Céline a toujours eu des relations conflictuelles avec les hommes. Longtemps elle a douté de la filiation de sa grand-tante. Après avoir recoupé tous les actes et registres militaires, elle n’a trouvé aucune preuve que son arrière-grand-père Yves en était le géniteur. En revanche, elle découvre qu’il a été condamné par le tribunal de La Rochelle pour attentat à la pudeur sur descendant. Il avait donc abusé de la grand-tante et avait été condamné à vingt ans de prison. À la lecture des minutes du procès, elle apprend qu’Yves lui-même avait été abusé dans son enfance.
Lilas, 48 ans, souffre d’asthme depuis ses 25 ans. La psychogénéalogie lui a permis de mettre en évidence, dans sa lignée, des pathologies récurrentes de l’appareil respiratoire : deux tantes atteintes d’infections pulmonaires, un grand-père d’un cancer du poumon, et un arrière-grand-père de la grippe espagnole. « Il y a eu beaucoup de destins de femmes malheureuses à l’époque de nos aïeux. D’ailleurs, c’est générationnel cette colère et cette vague féministe, en ce moment : ce sont les arrière-petites-filles de toutes celles qui n’ont rien pu dire sur quatre générations », développe Florence Deguen.
Pierre a vu sa sœur se faire renverser par une voiture. Il apparaît dans ses recherches que l’accident correspond à la même date à laquelle leur père avait renversé une jeune fille en voiture. C’est ce qu’on appelle le « syndrome d’anniversaire » en psychogénéalogie, et Pierre n’est plus jamais revenu dans le cabinet d’Isabelle Nail-Arrouy.
Profils : femmes de 40 ans et jeunes hommes de 30 ans
La majorité des patientes sont des femmes, la quarantaine. Les premières questions que le psychogénéalogue leur pose sont : Pourquoi venez-vous me voir ? Quel âge avez-vous ? Que se passe-t-il à cet âge dans votre famille ? Un second profil se dessine avec de jeunes hommes trentenaires. Il s’agit d’une génération consciente, curieuse et attachée aux histoires, d’après Florence Deguen.

Faire parler la mémoire inconsciente
Pour s’engager dans une psychogénéalogie, Il faut compter une dizaine de séances, à raison d’une fois par mois, au prix de 60 euros l’heure.
Isabelle Nail-Arrouy avait elle-même reconstitué son arbre, à partir d’une phrase dite par sa grand-mère dans la cuisine : « J’ai eu un frère aîné… La légende courait qu’il était mort « à casser des cailloux » en Corse, c’est-à-dire qu’il avait fait quelque chose de mal. » Grâce aux archives départementales de Maine-et-Loire et au Service des armées, elle retrouve son prénom : Abel. Elle portait déjà une partie de son prénom. Né en 1901, soldat dans le Maroc colonial puis bagnard à Biribi, maltraité, il meurt à 23 ans. Le corps non restitué et les circonstances inexpliquées n’ont pas permis à sa mère de faire son deuil. « Ça rend la personne presque vivante quand on a entre les mains un document de l’armée où tout est relaté. C’est émouvant ! Le respect et le mérite ont pu être rendus. Son refus d’obéir aux ordres à 21 ans était en fait un acte de courage. C’était un rebelle, non un mauvais garçon. »
D’autres outils pour faire parler la mémoire inconsciente sont utilisés, tels que les rêves éveillés, l’hypnose et les actes symboliques (par exemple, celui d’écrire une lettre à son grand-père inconnu, ou d’organiser une cérémonie pour un deuil non fait). Florence Deguen utilise les photos et les cartes postales qui permettent de représenter la famille sur un plan symbolique et métaphorique. Les images choisies par les patients sont porteuses d’informations inconscientes, comme celles d’une grand-mère qui pleure ou d’un père qui boit.
Ne pas mettre tout dans le même panier
Le site annuaire-therapeutes.com recense quarante-sept psychogénéalogues, rien qu’à Paris. « Dès qu’on s’intéresse aux morts, ça attire tout un univers obscur, des médiums, une pensée magique irrationnelle et des personnes qui prétendent pouvoir communiquer avec l’au-delà », précise Florence Deguen. Les constellations se développent, c’est-à-dire des reconstitutions de scènes du passé qui peuvent se révéler dangereuses si elles sont encadrées par des thérapeutes insuffisamment formés. Un rapport de la Miviludes en 2004 désignait deux cas de dérive, à travers des souvenirs induits, qui concernaient des kinésiologues. Les dérives existent dans tous les corps de métier, le problème c’est que « tout le monde risque d’être mis dans le même panier », alerte Florence Deguen.
Grandir, changer et s’épanouir
La plupart des patients confient que ce travail de rééquilibrage sur l’échiquier familial leur donne le sentiment d’avoir grandi et d’être apaisé. Florence Deguen, qui continue d’écrire, avait fait ce travail d’analyse sur sa propre lignée avant de devenir psychogénéalogue. Elle a pu se libérer du carcan familial et revenir en Normandie, sa terre maternelle. « Toutes les femmes de ma lignée voulaient vivre à Paris, dans la lumière. Moi, je suis revenue aux sources. J’ai complètement changé de vie, et tout est plus souple. », dit-elle, tout sourire.
Marie dit s’être libérée de pas mal de barrières. Elle a fait une formation et profite d’une proximité avec les gens. Elle est moins « dans la colère », nourrit des relations plus harmonieuses et a trouvé de nouvelles ressources. Après avoir secoué la branche maternelle, il lui reste une question à élucider : qui est son père ? « On peut vivre sans père, il n’est pas une fin en soi, mais je veux ”la” vérité « , insiste-t-elle, bien décidée à continuer ses recherches en s’attaquant à l’autre branche de l’arbre.
* Mélange de méditation et de relaxation par le toucher sur des parties du corps.
** Livres d’Isabelle Nail-Arrouy :
Le Premier des fils, aux éditions Petra, 2016
Deux cœurs : les révélations de l’arbre, aux éditions Petra, 2018
Se connaître par la psychogénéalogie aux éditions Dervy, 2014


